Léon Wirner

Libere Inspirita Libro

Impromptus

et

poèmes

MAINS TOUCHÉES

Il entoure de sa grosse main la petite main que son enfant lui a tendue, quand il l’a emmené sur le chemin. Plus tard, sa femme cherche sa main sous les draps avant de s’endormir. Leurs mains qui touchent la sienne lui rappellent qu’il existe pour eux et qu’ils existent pour lui. Elles sont chaudes, bougent doucement et le caressent. Elles le relient à leurs vies et lui transmettent leurs fragilités. Il leur renvoie sa chaleur mais ignore s’il leur transmet un réconfort, ou sa propre fragilité. Que cherchent-ils quand ils prennent sa main ? Ils ne cherchent rien, ils l’aiment. C’est lui qui cherche leur amour, et qui l’a trouvé.

Les impromptus d'Arlequin

ILS VONT BIEN ENSEMBLE

Ils vont bien aujourd'hui. Ils se sont embrassés comme des jeunes de vingt ans sur un banc. Ils se sont désirés. Ils ont eu envie de se croquer. Les années passées sont oubliées. Ils vont aller boire un verre, comme s'ils n'habitaient pas encore ensemble. Ils ne se connaissent plus. Ils vont juste bien ensemble.

Les impromptus d'Arlequin

UNE PIÈCE PARTICULIÈRE

Aujourd’hui il part acheter son pain tout guilleret, car il vient de dédicacer son livre à une lectrice, inconnue, enthousiaste. Face au vendeur qui lui tend la baguette, il sort d’abord un billet de 5 euros. Il se ravise aussitôt, en s’apercevant que c’est l’argent de son livre et de sa lectrice. Il ne veut pas confondre la valeur de son livre, don de sa lectrice, avec celle de son vulgaire pain quotidien. Il cherche de la monnaie, choisit une pièce anonyme, s'acquitte, quitte le commerce, et remet son précieux billet au fond de sa poche.

Les impromptus d'Arlequin

BEAUTÉ PRISE

La beauté-là
Il l’a trouvée
Elle a jailli
Telle un éclair
Et l’a touché

Ses yeux se sont
Écarquillés
Ont caressé
Son corps vieilli
Qui étonné
S’est assoupli

Reconnaissant
Il s’est vu beau
Adolescent
Trouvant l’amour
Incandescent.
____________________________
La beauté vient
La beauté va
On l'attrape
Elle s'échappe déjà
On la goûte
Mais elle reprend sa route
Beauté d'un instant
Fragilité d'un moment
Mais sa rencontre fait
Que la force apparaît
Beauté infiltrée
Au cœur de la mémoire
Au fond de nos pensées
De nos rêves
À jamais.

Parcelles et passerelles d'univers 1

MOTS BEAUX

Les mots bruts de la vie
La poésie les distille

Tous les mots et les moments
De notre belle et chienne de vie

La poésie est le chalumeau
Les mots bouent-ils et disent-ils

Les mots distillés glissent-ils
Les mots durs et doux coulent-ils

La distillation dit les mots
La poésie les fait beaux.
____________________________
Je reste sans mots !
Le plus beau des mots : poésie ?

Parcelles et passerelles d'univers 2

SACS

Le sac symbolique est pratique. Il y jette les ordures de la journée, les mots blessants, les courriels pourriels, les tâches faites et défaites, les injonctions imbéciles, les réunions inutiles, les visages en cirage, les masques en plastique, les sourires en toc. Il remplit le sac gris, le noue, l'éjecte et l'oublie. Puis il sort en cachette un autre sac, un sachet secret, petit comme un écrin, qui ne le quitte jamais, et il y glisse la nouvelle image de sa collègue honnête, la voix de son vieux copain de vingt ans, la présence de sa femme. Et il referme le petit sac. Il le réchauffera pour la nuit.

Les impromptus d'Arlequin

JE NE SAIS PAS

« Je ne sais pas pourquoi les oiseaux refleurissent au printemps » a dit le poète Coluche. Aujourd'hui j'ai revisionné ce sketch devenu une légende, et j'ai ri comme la première fois. Je ne sais pas comment ce génie a réussi à faire rire la France si haut et si fort. Je ne sais pas pourquoi il nous a quittés si vite, alors que nous avions tant besoin qu'il nous déloge encore ce rire libérateur universel, qui nous rassemblait tous. Et je ne sais pas comment il réussit à se jouer, de façon insolente, de notre langue, l'avait amochée d'abord avant de la recréer en une féroce et comique parodie.

Les impromptus d'Arlequin

ROUGE

Le rouge l’a toujours fasciné car de tout temps il a évoqué le sang. Quand le sang coule en nous, il nous tient en vie. Quand il sort de nous, il nous menace de mort. Quand nous fermons la plaie, nous avons gagné une bataille. Le sang coule aux bords de la vie. Sa fougue se nourrit de son sang pour mener des combats vitaux ; il en espère des victoires, et en craint des blessures mortelles. Son sang rougit le cœur des feux qu’il allume et dans lesquels il se jette à corps perdu.

Les impromptus d'Arlequin

PRIS ENTRE LES DEUX

Entre deux feux
Avant le rouge
L’orange pressé
J’étais pressé
Entre les deux
Mon cœur balance
Mon cœur bercé
Mes mains qui dansent
Le guidon vire
Vire les autos
Je mets les gaz
Je mets les bouts
Du bout des doigts
Je les salue

Les impromptus d'Arlequin

INSPIRATION

Je croise un thème
Je crois écrire
Je prends la plume
La plume sèche
Thème sans soif
Je dois me taire

Des bêtes fauves
En moi s’agitent
Grouillent me fouillent
Dans tous les sens
Frappent à ma tête
Se cognent entre elles

Je ne vois qu'ombres
Ombres innombrables
Ombres furtives
Ombres de morts
De l'univers
Ombres d’amour

Ma plume croche
Une plus proche
Tête sauvage
Farouche en rage
Yeux rouges en sang
Crocs blancs en bave

Dur je l'observe
Sans jugement
Et sans colère
Je la décris
Je la dessine
Mes mots la voient

La bête entend
Mes mots ensemble
Et devient douce
Et me sourit
Et devient belle
Je l’ai comprise

Elle m'a pris
Je l’ai apprise
M’a libéré
Mes mots dormaient
Par mon absence
Par le silence.
____________________________
La bête inspire
Elle se jette dans l'écriture
Défoulement, mise à mots
Elle griffe le papier
Déchire les lignes
Sa bave fluide coule
Elle se lâche
Et soudain elle fait tache
Une tache sombre
Un lac de colère
La bête y plonge
Sa tête la première !

Calmée
Elle en ressort
Et doucement
Sur le papier
Elle va glisser
Rebondissant
Des creux des bosses
Elle se frotte
Sans altérer
Grain respecté
Grain de folie
Grain de gaieté
Bête semeuse
Grain de poussière
Ou grain de sable
Dans un océan d'écriture
Expiration de craquelures
Et inspiration de boutures
Respiration dans les fissures.

Parcelles et passerelles d'univers 1

JEU FATAL

Carte fatale piochée
Retour en case départ
Humiliante punition
Progression anéantie
Mais les dés sont mes alliés
Ils m'emmènent et ils galopent
Le hasard rend la justice
La carte fatale aux autres
À moi la case finale.
____________________________
Positionnés sur l'échiquier
Les rois ne savent que penser
Leur vie aux mains de tacticiens
Leur mort aux doigts de logiciens

Autour d'eux les pièces s'agitent
Déplacées par ceux qui cogitent
Petit à petit disparaissent
Laissant isolées les altesses

Jeu fatal pour un souverain
Échec et mat sur le terrain
Voilà un des rois sur le flanc
Dans paysage noir et blanc

L'autre a gagné la partie
Très vite rangé lui aussi
Les pièces reviennent au tiroir
Plongées pour un temps dans le noir

Mais voilà que les petits pions
Se mobilisent à l'unisson
Pour ouvrir la boîte de jeu
En libérant tous les enjeux

Saute cheval tour infernale
Pions suivant fous en diagonales
Les rois roquent avec les reines
Un joyeux rire les entraîne

Finalement tous éreintés
Sur l'échiquier vont s'allonger
Leurs têtes tournées aux étoiles
Blanches et noires, amicales
Rêvant que tous les jeux fatals
Descendent de leur piédestal.

Parcelles et passerelles d'univers 2
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