Léon Wirner

Libere Inspirita Libro

La tulipe et le torrent

L’écriture de mon livre est le résultat d’une lente gestation. Le premier mot que j’écrivis dans ma vie, en CP, fut « la tulipe » et me traumatisa, parce que recopier le mot écrit par la maîtresse au tableau signifiait pour moi qu'il fallait non seulement en respecter la forme, mais aussi la taille. Il me fut impossible de placer le « e » final et je ne compris pas pourquoi les petites feuilles qu’on nous donnait étaient si peu adaptées aux grandes lettres qu’on devait écrire.

L'écriture techniquement maîtrisée ne m'apporta pas plus de plaisir car les « rédactions », qu’on nous imposait en cours de français, ne m’inspirèrent pas : je ne fis que remplir par contrainte, avec peine et sans ardeur, les trois ou quatre pages réglementaires.

Quand le jour arriva des rencontres lointaines, les échanges épistolaires me firent découvrir la joie d’écrire aux autres. Mais ils s'en tinrent à des considérations peu captivantes, qui s’éternisaient sur un fait divers ou sur le temps qu’il faisait, chez l’un et chez l’autre…

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En terminale enfin, les dissertations de philosophie m’autorisèrent à libérer quelques-unes de mes pensées qui se bousculaient depuis longtemps. L’écriture me permit de les écouler, de les clarifier, de les classer et de les éprouver en les confrontant aux autres. Enfin, je goûtai une agréable délivrance et une vive satisfaction, amplifiée par les félicitations du professeur.

Il me fallut bientôt déchanter. Des directeurs de conscience auto-proclamés me prièrent de choisir ma voie. Comme je restai indécis, ils se fondèrent sur mon esprit mathématique pour me persuader de monter dans le train des ingénieurs, et non celui des littéraires : le choix de la destination était exclusif et peu subtil, il n’y avait que deux trains en gare. À partir de ce moment, le français écrit se réduisit tantôt à un outil de communication efficient, tantôt à un loisir de lectures d’été.

Mes idées suffoquaient et m’asphyxiaient. Je dus en laisser s’échapper quelques-unes, les jours d’extase ou de chagrin : je m’exprimai pour moi et écrivis en secret. Mais le tourbillon de la vie exigeait toute mon attention, et mon attention cherchait à se reposer sur une routine stérile, si bien que le journal intime resta morcelé et peu disert, étouffé dans l’obscurité d’un tiroir.

Les réseaux sociaux vinrent frapper à la porte de mon écran. Leurs « blogs » et « applications » me « notifièrent » et formatèrent mes « publications ». Ils décidèrent eux-mêmes, sur la base des réactions de « followers » mal identifiés, tantôt de l’obsolescence morne et subite d’une « conversation », tantôt de l’actualité éclatante d’une autre, selon des « critères de pertinence » imposés et arbitraires, qui me rappelèrent mes rédactions d'école. Mon écriture, sitôt produite, m’était confisquée par la machine, qui, au rythme des courants électriques, l'engloutissait et la digérait en la mêlant à des milliards d’octets anonymes.

Alors je décidai de prendre en main mon écriture. En balade en montagne, j’aperçus un torrent qui courait à proximité. Je m’y approchai et, à travers le courant limpide et pur, je distinguai nettement de petits cailloux blancs. J’y lus des pensées. De retour à la maison, je pris une feuille blanche quadrillée et un stylo. Je terminai « la tulipe » avec des lettres bien taillées. La tulipe libéra le torrent dans mon esprit et le torrent se déversa. Je plantai, sur le rivage, un repère A et un repère B, et, entre ces deux repères, je lançai le projet de le canaliser : je le contins, le traduisis en mots que j'organisai, puis en découvris d’autres. Je descendis le point B vers l’aval, remontai le point A vers l’amont, et mon histoire de quelques pages se prolongea. Des sources inconnues vinrent se jeter dans le torrent, qui coula plus fort. Je dus consolider le canal, rehausser les bords, enrichir mon texte. Le chantier dura des mois. Il me fallut achever mon livre.

Léon Wirner – Février 2021

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