La tulipe et le torrent
L’écriture de mon livre est le résultat d’une lente gestation.
Le premier mot que j’écrivis dans ma vie, en CP, fut « la tulipe ». Il me traumatisa jusqu’à la fin de l’école primaire. J’avais voulu tracer sur le papier ce que la maîtresse avait affiché au tableau, et je n’avais pas pu placer le « e » final. Je ne comprenais pas pourquoi les petites feuilles qu’on nous donnait étaient si peu adaptées aux grandes lettres qu’on écrivait.
Au collège, les « rédactions », qu’on nous imposait en cours de français, ne m’inspiraient pas : je remplissais avec peine, par contrainte et sans ardeur, les trois ou quatre pages réglementaires.
Les échanges épistolaires me firent découvrir la joie d’écrire aux autres. Mais ils revenaient souvent à des considérations peu captivantes : ils s’éternisaient sur un fait divers, sur le temps qu’il faisait, chez l’un et chez l’autre…

Au lycée, les dissertations de philosophie m’autorisèrent enfin à libérer quelques-unes de mes pensées qui se bousculaient depuis longtemps. L’écriture me permit de les écouler, de les clarifier, de les classer, de les éprouver. Enfin, je goûtai une agréable délivrance et une vive satisfaction, amplifiée par les félicitations du professeur.
Il me fallut bientôt déchanter. Des directeurs de conscience auto-proclamés me prièrent de choisir un métier. Comme je restai indécis, ils se fondèrent sur mon esprit mathématique pour me persuader de monter dans le train des ingénieurs, et non celui des littéraires. Il n’y avait que deux trains en gare. A partir de ce moment, le français écrit se réduisit tantôt à un outil de communication efficient, tantôt à un loisir de lectures d’été.
Mes idées suffoquaient et m’asphyxiaient. Je dus en laisser s’échapper quelques-unes, les jours d’extase et les jours de chagrin : je m’exprimai pour moi, j’écrivis en secret. Mais, dans le tourbillon de la vie qui défile, dans la routine devenue maître du temps, le journal intime resta morcelé, peu disert, étouffé dans l’obscurité d’un tiroir.
Les réseaux sociaux vinrent frapper à la porte de mon ordinateur. Les « blogs » et « applications » me « notifièrent » et formatèrent mes « publications ». Ils décidèrent eux-mêmes, sur la base des réactions de « followers » mal identifiés, de l’obsolescence morne et subite d’une « conversation », de l’actualité éclatante d’une autre, sur la base de « critères de pertinence » imposés, qui me rappelèrent mes rédactions de collège. Mon écriture, sitôt produite, m’était confisquée par la machine, et, au rythme des courants électriques, était engloutie, digérée par des milliards d’octets.
Alors je décidai de prendre en main mon écriture. En balade en montagne, j’aperçus un torrent qui courait à proximité. Je m’y approchai, et, à travers le courant limpide et pur, je vis clairement de petits cailloux blancs, j’y lus des pensées. De retour à la maison, je pris une feuille blanche quadrillée et un stylo. Je terminai « la tulipe » avec des lettres bien taillées. Le torrent se déversa dans mon esprit. Je plantai, sur le rivage, un repère A et un repère B, et, entre ces deux repères, je lançai le projet de le canaliser : je le contins, je le traduisis en mots, je les organisai, en découvris d’autres. Je descendis le point B vers l’aval, remontai le point A vers l’amont, et mon histoire de quelques pages se prolongea. Des sources inconnues vinrent se déverser dans le torrent, qui doubla de débit. Je dus consolider le canal, rehausser les bords, enrichir mon texte. Le chantier dura des mois. Il me fallut achever mon livre.
Léon Wirner – Février 2021